L’ambidextrie organisationnelle : concilier exploitation et exploration dans l’entreprise

Cet article propose une analyse approfondie du concept d’ambidextrie organisationnelle, au croisement de la performance, de l’innovation et de la stratégie d’entreprise. Il s’adresse aussi bien aux enseignants préparant les concours du CAPET ou de l’agrégation d’économie-gestion, qu’à ceux qui souhaitent mobiliser cette notion en classe avec leurs élèves de STMG, leurs étudiants de BTS ou leurs préparationnaires ECT.
En alliant cadre théorique, exemples récents et pistes pédagogiques, il offre une ressource pour comprendre, enseigner et illustrer un concept clé et transversal du management contemporain.


L’ambidextrie organisationnelle : concilier exploitation et exploration dans l’entreprise

Les entreprises doivent aujourd’hui relever un défi permanent : performer dans le présent tout en se préparant pour l’avenir.
Ce grand écart entre stabilité et innovation renvoie au concept d’ambidextrie organisationnelle, introduit par James G. March (1991) et enrichi par O’Reilly & Tushman (2004, 2013).
Un concept qui, malgré son nom un peu théorique, se traduit très concrètement dans les pratiques de groupes comme Néolithe ou Michelin.
Et si, au fond, les (bons) managers de ces entreprises n’étaient que des sportifs de haut niveau, capables de jongler entre la main droite de l’exploitation et la main gauche de l’exploration ?



Entre exploration et exploitation : un équilibre délicat

Pour March (1991), les organisations naviguent entre deux logiques complémentaires :
 – L’exploitation, centrée sur la rentabilité, la qualité et la maîtrise des processus existants ;
 – L’exploration, tournée vers la recherche, l’expérimentation et l’adaptation à long terme.
Trouver l’équilibre entre ces deux dimensions, c’est assurer la performance durable.

Comme le résume March :
“Trop d’exploitation conduit à la rigidité ; trop d’exploration engendre la dispersion.” (J. G. March, 1991).

Les recherches ultérieures ont permis de mieux comprendre ces dynamiques.

O’Reilly & Tushman (2004) distinguent deux formes d’ambidextrie :
 – Structurelle, lorsque les unités d’exploitation et d’exploration sont séparées ;
 – Contextuelle, lorsque les deux coexistent dans une même organisation.

Birkinshaw & Gibson (2004) soulignent que cette dernière repose sur la confiance, la responsabilité et l’apprentissage collectif.

Avec la transformation numérique, Benner & Tushman (2015) ont montré que ces tensions s’accentuent : l’agilité devient indispensable pour concilier innovation et efficience.

Enfin, Doz & Kosonen (2018) insistent sur la nécessité d’une agilité stratégique permanente, une posture presque… acrobatique !


Deux illustrations récentes : Néolithe et Michelin

 – Néolithe : de la start-up exploratrice à l’entreprise industrielle

En janvier 2025, Le Monde consacre un article* à Néolithe, jeune entreprise française qui transforme les déchets non recyclables en granulats de construction. Après plusieurs années d’expérimentation technologique, la start-up entre dans une phase d’industrialisation avec la création de nouvelles usines. Cette transition illustre parfaitement le passage de l’exploration (innovation, expérimentation) à l’exploitation (industrialisation, maîtrise des coûts).
Néolithe doit désormais préserver son esprit d’innovation tout en consolidant ses processus industriels : une tension typique d’ambidextrie structurelle.
*Néolithe, la start-up industrielle française qui transforme des déchets en matériaux de construction, Le Monde, 27 janvier 2025.

Michelin : arbitrer entre performance et transformation

Un autre article du Monde* (février 2025) met en lumière les dilemmes de Michelin, confrontée à la nécessité de concilier résultats financiers solides, répartition de la valeur et mutation industrielle profonde. Le groupe investit dans la mobilité durable, les services numériques et les matériaux innovants, tout en optimisant sa production traditionnelle. Michelin incarne une ambidextrie contextuelle, cherchant à faire coexister transformation et performance au sein d’une même organisation. Une stratégie qui repose autant sur la structure que sur la culture d’entreprise.
*Chez Michelin, un PDG alarmiste, un flux de cash record et des syndicats ulcérés, Le Monde, 13 février 2025.


Piloter l’ambidextrie : tableau de bord prospectif et performance globale

Le tableau de bord prospectif (Kaplan & Norton, 1992)
Pour piloter cette tension entre exploitation et exploration, Kaplan et Norton (1992) proposent le tableau de bord prospectif (Balanced Scorecard). Cet outil relie les indicateurs financiers et non financiers selon quatre perspectives :
1. Financière : rentabilité, coûts, productivité → exploitation ;
2. Client : satisfaction, fidélité, image ;
3. Processus internes : qualité, innovation, efficacité opérationnelle ;
4. Apprentissage organisationnel : formation, motivation, développement des compétences → exploration.
Ce tableau de bord devient ainsi un instrument d’équilibre, permettant d’articuler la performance à court terme et la transformation à long terme.


La performance globale (Elkington, 1997 ; Savall & Zardet, 2008)

Dans les années 1990, John Elkington (1997) propose la logique du triple bottom line, qui élargit la notion de performance à trois dimensions :
économique, sociale et environnementale.
En France, Henri Savall et Véronique Zardet (2008) enrichissent cette approche avec leur concept de performance globale, qui intègre six dimensions complémentaires :
économique, sociale, organisationnelle, sociétale, environnementale et culturelle.
Leur apport majeur réside dans la mise en lumière des coûts cachés et la nécessité de concilier efficience économique et durabilité sociale et environnementale.
Autrement dit, la performance globale est un véritable outil de pilotage de l’ambidextrie : elle permet de concilier rentabilité immédiate et création de valeur à long terme.


Trois pistes de transversalité pédagogique


En Terminale STMG – Management et Sciences de gestion et numérique

Problématique possible (exemple d’un sujet « Grand oral ») :
Une entreprise peut-elle concilier performance opérationnelle et innovation durable ?

Activités :
 – Étudier les cas Néolithe ou Michelin à partir d’articles de presse.
 – Identifier les décisions d’exploitation et d’exploration.
 – Concevoir un mini tableau de bord avec des indicateurs diversifiés.
 – Débattre sur le dilemme “efficacité vs innovation”.


En BTS – Culture économique, juridique et managériale (CEJM)

Problématique :
Comment le tableau de bord peut-il aider à piloter une stratégie ambidextre ?

Activités :
 – Relier logique entrepreneuriale et managériale.
 – Identifier les intérêts divergents des parties prenantes
 – Concevoir un tableau de bord équilibré.
 – Proposer des indicateurs intégrant RSE et performance globale.
 – Mettre en relation structure organisationnelle, stratégie et pilotage.


En Classe Préparatoire ECT – Thème : Stratégie d’entreprise

Problématique (pour un sujet à l’écrit ou en « khôlles ») :  « L’ambidextrie organisationnelle est-elle une condition de la performance durable ? »

Activités :
 – Étudier les modèles de March (1991), O’Reilly & Tushman (2004) et Doz & Kosonen (2018).
 – Appliquer à un cas réel (Michelin, Néolithe, Safran, L’Oréal…).
 – Analyser le rôle du leadership, des structures organisationnelles et du pilotage stratégique.
 – Mettre en évidence les enjeux soulevés par l’ambitextrie organisationnelle (dilemme temps court / temps long, intérêts stratégiques vs intérêts des salariés …).

En définitive, l’ambidextrie organisationnelle n’est plus un concept académique réservé aux chercheurs, elle est devenue un outil de compréhension et de pilotage de la performance globale dans un monde économique instable, hyperconcurrentiel et un environnement insaisissable (« VUCA »).
Entre exploitation et exploration, le succès réside moins dans le choix que dans l’art du dosage. L’ambidextrie, c’est finalement apprendre à avancer sur deux jambes : l’une ancrée dans le réel (la gestions des « affaires courantes »), l’autre tendue vers le futur (la vision, la créativité, l’innovation).

Ci-dessous une vidéo très pertinente et pédagogique pour compléter cette analyse.


Belle lecture 😉

M.E.